Le monde s’est toujours fait par échange, par métissage, par hybridation. Seule l’universalisation de l’Etat-nation, depuis le 19e siècle, sur les ruines des vieux empires, cache cette évidence en promouvant des cultures nationales ou ethniques exclusives. Le prix en a souvent été la purification ethnique, voire le génocide, à l’encontre des populations qui ne rentraient pas dans ce moule. La musique n’a pas échappé à la force de cette centrifugeuse politique. Elle est à son tour devenue nationale, ou ethnique, fût-ce au prix de l’invention d’une tradition. L’effet Bartok, en quelque sorte, compositeur génial qui fit feu de la musique des campagnes, non sans la postuler « hongroise » et « populaire ». Ce ne fut donc pas par hasard que le gouvernement d’Atatürk l’invita en Anatolie pour qu’il y « découvre » la musique « turque », la recueille et la standardise à l’échelle nationale dans un répertoire figé : celui de la musique du « peuple », de la musique populaire, cependant expurgée de sa composante religieuse et mystique puisque le régime républicain se piquait de laïcité. Là où prévalait auparavant, sous l’empire, un monde musical bigarré et fragmenté d’un terroir à l’autre, dans lequel les compositeurs chrétiens – notamment arméniens – et juifs tenaient leur place, y compris dans la musique classique ottomane telle qu’elle se jouait à la cour.
Cette purification musicale, tous les Etats de la Méditerranée orientale et des Balkans s’y sont essayés, en même temps qu’ils « purifiaient » leur population à grand renfort de massacres et d’expulsions. On le sait, cette histoire se poursuit sous nos yeux, et contribue au grand partage artificiel, arbitraire, entre l’ « Orient » et l’ « Occident » qui ordonne le classement des musiques dites nationales, en les folklorisant. Cette taxinomie forcenée fait peu de cas de la réalité musicale. Dans les faits, celle-ci a toujours été mêlée entre des genres, des interprètes, des compositeurs d’appartenances ethnique, religieuse, politique diverses. Emblème de la musique populaire urbaine grecque, le rebetiko est en partie né en Asie mineure, porte la marque de la grande ville cosmopolite d’Istanbul, emprunte aux musiques balkaniques, s’est développé dans la diaspora hellène de l’Amérique du Nord. Et quelques-uns des plus grands interprètes de la musique urbaine néo-ottomane, qui faisait florès dans les cabarets de la Turquie de l’entre-deux guerres et qu’immortalisera dans les années 1950-1980 Zeki Müren, étaient à l’origine des chanteurs religieux. La musique n’aime pas les frontières culturelles, nationales, spirituelles dans lesquelles l’enferment les Etats et les préjugés identitaires. C’est cette vérité que retrouve le groupe Lemon Far East, sans néanmoins prétendre faire « de la musique turque », ou « orientale », ou « balkanique » – et encore moins de la world music, ce genre à l’eau tiède pour supermarchés ou aéroports. Il s’agit de musique tout court, que peuvent porter des instruments ou des voix de Méditerranée orientale et des Balkans, mais qui est universelle à travers sa différence même, parce qu’elle est création pure. En ce temps cruel de murs et de barbelés, de tueries et d’expulsions, le répertoire pluriel de Lemon Far East a quelque chose de subversif, sous son amabilité enjouée. Il reprend le fil d’une épopée transculturelle que le nationalisme musical, décidément, n’est pas parvenu à étouffer.
Jean François Bayart